Ec = 1/2 m v²

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Triumph Bonneville modèle 1961

Il y a fort longtemps je fus arrêté par un gendarme pour excès de vitesse en ces temps reculés, point de radar mais le nez et l’habitude du moustachu à képi, chevauchant une Bonnie qui n’était même pas la mienne – les enfants peuvent continuer à lire, il s’agit d’une motocyclette mythique–  à plus de cent kilomètre heure dans une rue de Carnon-Plage. Bon d’accord c’est beaucoup, mais autre temps autres mœurs. Le représentant de la Loi attendit patiemment bras croisés et jambes écartées, que j’enlève, mes gants, que je repousse mes lunettes d’aviateurs sur mon bol  – un Altus, s’il vous plait – que je l’ôte et que je le salue, avec toute la courtoisie que ma bonne éducation m’avait enseigné et mon instinct perfide conseillé.

« Papiers siouplait jeune homme » aussitôt je remarquai un net accent pied-noir qui, je ne sais pourquoi, me fit retrouver le mien «  voilà, tout est là en règle » dis-je en tendant pêle-mêle assurance, carte-grise, carte d’identité et permis ; le gendarme avait la cinquantaine joviale et semblait être de bonne composition, « pas à vous la moto ? », le propriétaire s’appelait Perez, autan dire que cela interpella notre homme d’autant que mon phrasé confirmait son doute : « t’es d’où ? ». La suite s’annonçait bien.

C’est alors qu’une espèce de pet’ sec du type français de France, tête-à-claque, s’approchât, l’autre s’écartât, une barrette de plus sur l’épaule ça change tout, il se saisit de mon papier rose :

– il n’est pas français

– non monsieur, camerounais

– ici il faut un permis français

– je ne crois pas il a le format international (on disait 3 volets)

– tu as ta carte d’identité

– vous l’avez, dis-je en lui montrant mon document consulaire

– hum, là que tu habites ? (bien sur ducon je suis venu ce matin en moto de Tananarive !)

– peut être encore, mais je vais peut être rester en métropole cet hiver

– c’est pas la même adresse que sur ton permis

– c’est celle actuelle de mes parents, l’autre c‘est celle de Yaoundé quand j’ai eu le permis

– ils ne sont pas français

– mon père travaille pour les Nations Unies (en Afrique c’était un sésame imparable)

– nationalité ?

Il m’énervait passablement aussi j’ai cherché rapidement ce que je pourrais dire qui lui montre l’idiotie de sa question :

– il a fait le débarquement de Saint-Tropez en 44

– dans la coloniale ! (mais non ducondeux c’était un rallye avec les boy-scouts de Neuilly)

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dans la plaine de Cuers

Exaspéré et dépité il allait me rendre mes papiers, lorsqu’il me demanda mon âge

– 17 ans et 4 mois

– c’est un permis « B »

– « un quoi ? » dis-je d’une petite voix la plus apaisante possible

– un permis voiture

– vous savez en Afrique …

– ici c’est la France et les Lois sont françaises

– mais j’ai aussi le « A »

– hum, qui me dit qu’il est vrai

– il y a un tampon

– nous allons le garder et ta mère viendra s’expliquer

– elle est à 12 000 kilomètres

– ça c’est du Tribunal !

Son air ravi contrastait avec la mine attristé du sergent Garcia qui obtint malgré tout que je puisse repartir en conduisant.

 

Quelques mois plus tard je quittais Grenoble à l’heure où blanchi la campagne pour me rendre à la convocation du Juge.

J’arrivais au moment ou le greffier appelait mon nom, et c’est donc harnaché de cuir, en botte, casque à la main, ébouriffé et le visage glacé que je me présentais à la barre.

– vous venez d’où comme cela ?

– Grenoble

– « vous êtes parti tôt » ; était-ce une question ou une affirmation ?

– je ne voulais pas vous faire attendre

– nous n’aurions pas attendu ; remettez-vous ; vous avez roulé vite ?

– je pu enfin regarder la salle, ma virile assurance fondis, je prenais conscience de la solennité du lieu, du pouvoir de l’homme qui me questionnait, des conséquences de mes réponses ; mais on n’est pas sérieux lorsqu’on a 17 ans …

– ce qu’il faut pour être à l’heure

– en partant bien en avance n’est-ce pas ?

– bien sur monsieur le Juge

– en pleine nuit donc, en moto sous la neige … Je restais coi.

Bien que « l’audience » ait déjà commencé il fit un signe au greffier qui rappela l’affaire, le rituel achevé, le Juge qui discutait avec son assesseur, repris la parole.

 

– ainsi vos parents ne sont pas là et ils n’ont pas jugé opportun de vous faire représenter par un avocat

– mes parents n’ont pas été prévenus apparemment

– vous ne l’avez pas fait ?

– je pensais que c’était La Justice qui le ferait

Son plissement de paupière, visible de moi seul,  m’en dit long sur la crédibilité qu’il accordait à ma réponse.

 

– vous allez donc assurer votre défense seul

– « je suis habitué à répondre de mes actes » ; non seulement on n’est pas sérieux à 17 ans, mais on est aussi très con, j’eu pourtant l’impression que cela sonnait bien ; c’était surtout assez loin de la réalité, mais s’il l’avait relevé je me sentais prés à lui parler de la méthode Freinet des écoles de mon enfance. Ce ne fut pas nécessaire :

– « prévenu, avocat, condamné » ce jeune homme a de l’ambition, dit-il à la cantonade

– dans les rires j’hasardais : « pour le dernier cela dépend de vous »

-En effet ! Vous roulez toujours vite ?

– oui

– pourquoi, vous êtes toujours pressé

– non c’est une habitude

– depuis longtemps

Aie ! Comment lui dire qu’à 14 ans je faisais déjà le tour du mont Fébé en 4L avec ma copine, pouvait-il seulement penser la liberté dont nous jouissions en Afrique ?

– C’est venu peu à peu avec mon expérience

– ancienne ?

Aie ! Il était malin.

– Je fais attention, j’ai de bons réflexes

– Vous conduisez depuis quand ?

– 2, 3 ans

– ou plus ; et depuis tout ce temps là vous n’avez pas pu comprendre que cela était dangereux ?

– je n’ai jamais eu d’accident

– jusqu’au jour où cela arrivera

– je connais mes limites

– et celles des autres vous les connaissez ? La mauvaise réaction par la peur que vous engendrez en doublant trop prés …

– quand on conduit vite il y a une sorte de pré-conscience de ces choses là

– tient le mysticisme de la route, on ne me l’avait jamais sortie celle-là

– je veux dire qu’on est totalement dans la conduite, qu’on perçoit tout autour

– et si cela avait été gosse qui avait traversé la route, au lieu d’un gendarme

– votre gendarme est sortit de derrière son mur comme pandore de sa boîte, je ne l’ai pas écrasé vôtre gendarme, alors vous pensez pour un petit

– un enfant se voit moins

– mais c’est plus vif

Il prit le parti d’en sourire.

 

L’assesseur pris le relais pour un savon en bonne et due forme que le Juge n’avait sans doute pas envie de me faire aussi amusé qu’il l’était, ou qu’il avait déjà fait deux fois dans la matinée. Il fut question de respect de la Loi, de mon permis inacceptable puisque je n’avais pas l’âge requis pour conduire des automobiles en France –ni du reste en Afrique – et enfin de l’obligation d’assurer le contrôle de son véhicule à tout instant et de pouvoir l’arrêter dans la seconde.  « Dans la seconde » répéta-t-il deux fois pesamment.

– Le Juge opinait, mais je cru déceler comme de la lassitude, éclairée d’une attente …

-Qu’avez-vous à répondre jeune homme

– Ec = 1/2 m v²

– pardon ?

– l’énergie est égale à la moitié de la masse par le carré de la vitesse

– merci pour le rappel de physique de seconde

– je veux dire qui si comme le veut le code de la route un conducteur doit être à tout instant capable de stopper net son véhicule cela impose qu’il puisse dissiper en 1/ 100 ou 1/100 000 de seconde toute l’énergie induite par la vitesse et la masse .

J’ai dis cela sans provocation et il eu de la difficulté à réprimer une joyeuseté retrouvée ; c’était son quart d’heure de détente et moi celui d’une petite gloire publique.

– intéressant, concluez

– le facteur temps étant par définition incompressible et par attendu égal à 0, cela veut dire qu’il faut que la masse soit nulle, autrement dit qu’il n’y ait pas de véhicule.

– ce jeune homme est bien savant, mais pas encore assez dit-il en se tournant vers le greffier, puis à la limite de l’hilarité, se tournant vers moi « une suite ? »

– oui monsieur le Juge, si la masse n’est pas égale à 0 c’est la vitesse qui doit l’être

Il prit le temps de réfléchir, regarda la salle et les autres affaires à venir, les autres justiciables, les avocats tassés sur leur bancs ou s’agitant comme des corbeaux aux fond de la salle décatie …

– Et bien vous avez jugé vous-même, puisque véhicule il y a,  il doit demeurer à l’arrêt jusqu’à ce que vous repassiez un permis un peu plus fiable.

– le « B » je comprends mais mon « A » ?

– disons que vous le conservez au bénéfice du doute, mais ne tardez pas à vous inscrire.

 

C’est ce jour-là que j’ai compris ce que voulais dire cette expression entendue quelques fois : justice de classe.

 

Rien n’a changé aujourd’hui, au contraire, seule la classe n’est pas la même.

La classe sociale de ces juges cultivés, bourgeois, bienveillants, masculins, bien dans leur peau, à laissé la place son exact contraire. Ces hommes n’étaient ni des redresseurs de tords, ni des auxiliaires des débats politiques, leur mansuétude était simplement humaine, sachant et différenciant ce qui relève des luttes sociétales et ce qui est le propre de la Justice ils pouvaient rendre celle-ci, légitimement,  « Au Nom du Peuple Français ». Cette mention si puissante, notre SPQR, qui n’a de sens qu’en vertu de notre délégation est aujourd’hui dévoyée et nul citoyen ne se reconnaît désormais dans les décisions de Justice.

J’oubliai, ce qui à changé aussi c’est la classe tout court, comme disait Aldo Maccione.

 

O tempora, o mores

 

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